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La Fraternité est, avec la solidarité, ce qui, dans les domaines
de la laicité et de l'action syndicale, ressemble le plus à
l'Amour chrétien.
Quans on aime, dit-on, on ne compte pas. Or, on pourrait ajouter, en jouant
un peu sur la polysémie, l'économie, ça compte, et en
économie, on compte.
A partir de là, l'idée d'une " économie de la Fraternité
" fait sourire et semble
comme une douce rêverie à la fois inoffensive et inconsistante.
Il semble au contraire que LE DESIR D'ARGENT détermine de plus en
plus le mouvement actuel de la réalité humaine, et ce, du haut
en bas de l'échelle sociale.
- L'argent ( et les potentialités qu'il procure ) est bien sûr
le moteur de la spéculation
financière mondiale, succession de vagues quotidiennes toujours plus
puissantes et ayant
d'ores et déjà dépassé les forces de presque chacun
des Etats du monde.
- Les multinationales délocalisent avec ardeur leur production parce
qu'elles espèrent ainsi
amasser plus vite des sommes d'argent plus importantes.
- Les grandes surfaces commerciales comme les grandes entreprises nationales
( s'il en reste qui ne soient pas internationales ) ont le même mobile
: davantage d'argent.
- Les salariés qui protestent contre l'austérité veulent
eux aussi disposer de davantage
d'argent à la fin de chaque mois, en recevoir plus sous forme de salaires,
en donner moins
sous formes d'impôts, de taxes et de contributions diverses.
- L'Etat de son côté a du mal à boucler son budget; il
lui faut dépenser moins d'argent
et se débrouiller pour en faire rentrer davantage. D'où les
remises en question actuelles,
un peu partout, de ce que l'on avait nommé de façon un peu idolâtrique,
on ne l'a pas assez
remarqué, " l'Etat Providence ".
- Les chômeurs et tous ceux qui sont " assistés " demandent
eux aussi plus d'argent pour
leurs allocations.
- Les retraités veulent de même voir étoffer substantiellement
leur retraite.
- Une très forte majorité de Français, surtout dans les
classes populaires, est devenue
cliente assidue de " La Française des Jeux " et l'admiration
sociale va à ceux que le hasard
favorise de quelque énorme somme ( par rapport au montant annuel d'un
salaire ordinaire )
au Loto, au tiercé ou à quelque autre jeu.
- On voit des artistes célèbres, qui, vraisemblablement, ne
sont pas dans le besoin,
participer sans aucun sentiment de honte apparent à des publicités
télévisées
qui leur rapportent ... de très fortes sommes d'argent.
- Les petits délinquants pourrissent le climat social, détruisent
le calme et le sentiment de
sécurité pour se procurer eux aussi, à leur manière,
cet argent que tous désirent et dont
ils sont privés.
- La pègre et le grand banditisme international, tellement célébrés
dans bien des films à
succès, utilisent " la manière forte " et la brutalité
meurtrière ( directe ou commanditée de
loin ) pour augmenter de façon rapide les sommes d'argent qui viennent
vers eux.
Et, soit dans telle ou telle banque peu regardante, soit auprès de
responsables municipaux,
départementaux ou régionaux peu scrupuleux et dans le besoin
( d'argent ),
les revenus " sales " des trafics d'armes, ou de la prostitution,
ou de la drogue, ou de tel
ou tel " casse ", trouveront à se faire " blanchir "
dans des circuits économiques ordinaires
devenus de ce fait des annexes des circuits mafieux.
Les valeurs de ce que Marx appelait " la Haute-Finance " et, à
l'autre bout de l'échelle sociale, " le lumpenprolétariat
" ( la pègre ) semblent avoir " diffusé " dans
toute la société, remplaçant ce qui restait de conscience
de classe par une très forte conscience de caisse
et de tiroir-caisse.
Si l'on utilise ici l'une des motivations fondamentales dégagées
par Keynes, on dira que
LA PREFERENCE POUR LA LIQUIDITE est devenue absolument déterminante.
Comme dit
" le populo " en son argot : " Y en a qu'une, c'est la tune
! "
Cette obsession universelle pour l'argent est bien sûr à l'origine
de la désertification des campagnes et des zones rurales un peu partout
dans le monde, les gens, ruinés par les grandes entreprises et les
grandes surfaces, affluant, faute d'argent pour vivre, vers les villes et
les mégalopoles où le trafic, la mendicité, la violence
vis à vis des faibles et " l'économie de la mort "
deviennent moyens de survie pour une humanité déracinée
et de plus en plus désorientée.
Cependant, malgré la puissance croissante du marché financier
international unifié et en voie d'autonomisation apparente, malgré
les discours sur " la monnaie unique " européenne et malgré
la domination en France de ce qu'on a nommé " la pensée
unique " ( il n'y a pas d'autre solution ni d'autre politique que l'alignement
sur les exigences des marchés dans un monde où la concurrence
sera toujours plus dure ), on peut distinguer dans le réel PLUSIEURS
FORMES D'ECONOMIE, et repérer quelques phénomènes assez
nouveaux qui vont dans le sens de ce que l'on pourrait nommer " une économie
de la Fraternité ".
Pour mettre un peu d'ordre dans cette pluralité bienvenue, nous pourrions
une fois encore utiliser les repères proposés par André
Comte-Sponville dans son article : " Le capitalisme est-il moral ? ".
Simplement, aux quatre ordres de réalité dégagés
par Comte-Sponville, j'ajouterai ce que j'avais proposé d'appeler "
l'ordre traditionnel ".
Ce qui nous donne, en respectant la numérotation proposée
dans la Partie A ' :
01 ) UNE ECONOMIE TRADITIONNELLE ( comme, par exemple celle des Touaregs )
partout en voie de marginalisation et même de disparition à cause
du contact omniprésent avec l'économie capitaliste mondialisée
et ses produits;
1 ) L'ECONOMIE DE HAUTE COMPETITION ( " l'ordre techno-scientifique "
) dominée par les puissances financières internationales, les
multinationales, les grandes puissances comme les Etats Unis, le Japon, l'Allemagne,
la France, le Canada, la Grande-Bretagne, l'Italie et quelques pays asiatiques
" émergents ";
2 ) L'ECONOMIE D'ETAT ( " l'ordre juridico-étatique " ) qui
semble offrir une sécurité plus grande, sauf, bien sûr,
en cas de disfonctionnements majeurs au niveau de l'Etat comme actuellement
en Russie où les fonctionnaires, les retraités, les militaires
ont des mois de salaires de retard;
3 ) L'ECONOMIE ASSOCIATIVE et L'ECONOMIE D' ECHANGE LOCAL où des préoccupations
relevant de " l'ordre de la morale " et de l'intérêt
général des communautés humaines prennent le pas sur
la logique du profit à tout prix;
4 ) " L'ECONOMIE DE L'AMOUR ", où l'on ne compte pas, où
L'ON DONNE SANS COMPTER, où l'on SE donne également SANS COMPTER,
" économie " qui correspond donc à ce que Comte-Sponville
appelle " l' ordre de l'amour ", là où Pascal parlait
de
" l'ordre de la charité " et Heidegger de " la logique
du coeur " ( pascalienne ).
Le combat politique habituel entre " la droite " et " la
gauche " est en fait une sorte de rivalité entre " économie
de haute compétition " ( niveau 1 ) et " économie
prise en charge par l'Etat " ( niveau 2 ).
La droite demande plus de LIBERTE pour les entreprises, des coudées
plus franches pour mieux vaincre dans les compétitions internationales.
La gauche insiste sur " les règles du jeu " ( droit du travail,
salaire minimum garanti ),
les normes à respecter, et une EGALITE plus grande à assurer
entre les humains.
La crise actuelle vient de l'affaiblissement du POUVOIR de l'Etat face aux
PUISSANCES financières. L'Etat-Providence apparaît comme un luxe
hors de portée désormais. Et donc les objectifs " de gauche
" ne sont plus mobilisateurs, surtout avec l'effondrement du faux modèle
soviétique en matière d'égalité.
Mais renforcer les capacités de compétition des entreprises
nationales n'assure plus du tout l'emploi EN FRANCE; en effet, la facilité
à délocaliser est devenue si grande que
les emplois créés, s'il y en a ( car les progrès de l'informatisation
remplacent partout les hommes par des machines ), sont dispersés aux
quatre coins du monde, L'INCITATION A INVESTIR ( autre motivation keynésienne
) s'orientant vers les pays où le contre-pouvoir syndical est quasi
inexistant, ce qui a pour conséquence très désirable
( selon les investisseurs ) un très faible coût pour la main
d'oeuvre.
Ainsi la politique " de droite " traditionnelle ne " marche
" pas plus que la politique
" de gauche " traditionnelle. Les entreprises licencient, le chomâge
stagne à des degrés élevés ou augmente encore,
le sentiment de précarité se répand, l'insécurité
aussi et l'Etat semble impuissant à conjurer tous ces maux.
Tournons-nous donc vers les " ECONOMIES " de niveau 3 et de niveau
4.
Les Associations à but non lucratif, les Organisations non gouvernementales
( O.N.G. ) ont parfois des salariés, et donc ce secteur, lui aussi,
crée certains emplois.
Mais le phénomène vraiment nouveau est le surgissement d'assez
nombreux " systèmes d'echange local ", dans les pays anglo-saxons
d'abord, en France depuis trois ans.
Rappelons d'abord quelques précurseurs. Rudolf Steiner ( 1861-1925
) médite sur la devise de la France et, distinguant trois secteurs
dans la vie sociale :
- le secteur culturel,
- le secteur de la vie étatique et juridique,
- le secteur économique,
il assigne la valeur de LA LIBERTE au secteur de la culture et de l'Art (
puisque l'oeuvre d'Art est improvisation LIBRE de se reprendre à chaque
instant de sa réalisation ),
la valeur de L'EGALITE aux domaines de la politique ( égalité
des hommes en tant que citoyens ), du droit et de la Justice ( égalité
devant la Loi ),
et la valeur de LA FRATERNITE au monde économique !
Bien sûr, pour le monde économique, ce " devoir-être " sous le signe de la Fraternité est à première vue fort étrange et irréaliste. Mais, du vivant de Steiner, qui s'intéressait activement au mouvement syndical et y a même délivré un enseignement, les sociétés mutuelles ou mutualistes s'organisaient, indiquant, selon lui, des lignes de développement pour le futur.
Ensuite, Silvio Gesell ( 1862-1930 ). Keynes lui consacre plusieurs pages
de sa " Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt
et de la monnaie " ( aux Editions Payot, pages 348 à 353 ) et
il rappelle que son collègue Irving Fisher a fait connaître aux
Etats-Unis les idées de Gesell dans les années 30.
Keynes qui soutenait que " la préférence pour la liquidité
" était source de blocages économiques et avait donc moins
de valeur, par rapport à un plein emploi,
- que " la propension à consommer " ( les emplettes assurant
des emplois )
- et que " l'incitation à investir " ( source d'emplois de
type nouveau ),
s'est naturellement intéressé aux propositions de Gesell; celles-ci
revenaient en effet, sans employer les termes de Keynes, à faire cependant
reculer " la préférence pour la liquidité "
EN TAXANT L'ARGENT en tant que tel.
En 1932, à Worgl, dans le Tyrol autrichien, un chômage catastrophique
règnait en conséquence de la propagation à l'extérieur
de la grande crise de 1929 aux Etats-Unis.
Le bourgmestre, Michael Unterguggenberger, social-démocrate non marxiste,
décide d'appliquer certaines idées de Gesell : IL EMET des bons
de 1 schilling, 5 schillings et 10 schillings et les baptise " bons de
travail " pour " passer sous le nez du privilège d'émission
de la Banque Nationale " comme le dira le socialiste Claude Bourdet dans
un article paru en 1933 dans " L' Illustration ".
Ces bons avaient la particularité de diminuer de 1 % de leur valeur
chaque mois.
Ce qui faisait 12 % DE DEVALUATION AUTOMATIQUE PAR AN.. Autrement dit, ceux
qui percevaient un salaire ou un revenu dans CETTE MONNAIE LOCALE étaient
incités à dépenser cet argent assez rapidement ( en consommant
ou en investissant ).
Et voilà que l'économie locale s'est trouvée " débloquée
" comme par miracle. IL Y AVAIT DE L'ARGENT LOCAL et IL CIRCULAIT ASSEZ
VITE; résultat, un plan de travaux publics fut mis sur pied avec succès,
le chômage régressa, il n'y eut PAS D'INFLATION, la petite ville
aux ruelles jadis mal entretenues changea d'aspect.
En 1933, Claude Bourdet vint voir ce qui se passait à Worgl. Voici
son témoignage :
" Je suis arrivé à Worgl en aout 1933. Il y avait donc
exactement un an que l'expérience avait été commencée.
On doit reconnaître, sans parti pris, que l'effet tient du miracle.
Les rues si tristement réputées ressemblent maintenant à
des autostrades. La mairie, gaie, pimpante, refaite à neuf, a l'air
d'un chalet boîte à musique où l'on aurait mis des géraniums.
Un nouveau pont en ciment armé porte orgueilleusement l'inscription:
" Construit en 1933 avec de la monnaie franche ". Partout, on voit
des lampadaires globuleux analogues à ceux de la " rue "
Silvio Gesell. Le petit saint du village lui-même a bénéficié
des attentions d'un maire socialiste : on lui a fait une niche à la
Le Corbusier. Les travailleurs que l'on rencontre sur de nombreux chantiers
sont tous des partisans fanatiques de " l'argent fondant ". Je suis
allé dans les magasins : on accepte partout la " monnaie de secours
" au même titre que
la monnaie officielle. Les prix n'ont pas monté ".
L'écho rencontré par cette expérience réussie
fut considérable à l'époque. Voici encore ce que raconte
Claude Bourdet : " Déjà plusieurs communes voisines parlent
de
" Schwundgeld " ( argent fondant ), qui est le nom habituel de la
nouvelle monnaie. L'une d'elles, Kierchbiehl, a déjà émis
des bons-travail et admet la circulation des bons de Worgl. Le curé
de la paroisse de Westendorf fait un discours enflammé dans lequel
il parle de
la " force économique miraculeuse " de la monnaie franche
et de la " petite étincelle partie du Tyrol qui allumera l'incendie
dans lequel sera réduite à merci la finance internationale "...
A Innsbruck, on parle aussi de " monnaie de secours ". Plus loin,
en Haute
et Basse-Autriche, en Styrie, plusieurs communes se préparent à
introduire " l'argent
fondant ".... " Worgl est devenu aujourd'hui une sorte de lieu de
pèlerinage pour tous les franchistes du monde entier ... On voit souvent
de ces pèlerins à l'allure universitaire déambuler dans
les rues bien refaites ... On s'attarde à la terrasse de quelque Gasthaus
pour discuter d'un problème monétaire. La population de Worgl,
fière de sa nouvelle gloire, les accueille avec bienveillance. Aux
Etats-Unis, 22 villes ont introduit de la " monnaie fondante " sous
un modèle plus ou moins proche de celui de Worgl. Le 17 février
1933, dans une conférence radiodiffusée par plusieurs postes
américains, le professeur Fisher recommandait Worgl comme le "
meilleur exemple de cette monnaie datée qu'il souhaitait voir introduire
partout ".
L'article de Claude Bourdet est paru dans " L'Illustration " du
9 septembre 1933. Mais les cercles dirigeants autrichiens ( les milieux politiques
et financiers ) s'inquiètent de cette propagation d'idées par
trop dérangeantes.
Le 15 septembre 1933, l'Etat autrichien interdit la continuation de l'expérience
de Worgl,
éteignant ainsi ( provisoirement ) cette étincelle d'espérance.
Keynes, sans avoir mesuré toute la portée de ce qui avait été tenté là, et complètement réussi pendant un peu plus d'un an, rendra cependant un considérable hommage à Gesell en écrivant : " Je crois que le futur apprendra davantage de l'esprit de Gesell que de celui de Marx ", ( Keynes, " Théorie générale ", pages citées ).
Essayons de mieux cerner cette doctrine que Keynes mettait plus haut que
celle de Marx. Le grand ouvrage de Silvio Gesell s'intitule " L'Ordre
économique naturel ", et se situe donc dans la lignée des
physiocrates. Rappelons que le mot " physio-crate " désigne,
étymologiquement, quelqu'un qui croit au " pouvoir " de "
la nature " ( " phusis " ), à la force des Lois naturelles.
Voilà un ancrage qui pourrait être perçu comme sympathique
à notre époque où
la conscience des équilibres écologiques se répand de
plus en plus.
Marx, de son côté, avait fait, dans " Le Capital ",
l'éloge des physiocrates. Ecoutons le :
" La reproduction annuelle est un procès très facile à
saisir tant que l'on ne considère que le fonds de la production annuelle;
mais tous les éléments de celle-ci doivent passer par le marché.
Là, les mouvements des capitaux et des revenus personnels se croisent,
s'entremêlent et se perdent en un mouvement général de
déplacement - la circulation de la richesse sociale - qui trouble la
vue de l'observateur et offre à l'analyse des problèmes très
compliqués. C'est le grand mérite des physiocrates d'avoir,
les premiers, essayé de donner, dans leur tableau économique,
une image de la reproduction annuelle telle qu'elle sort de la circulation.
Leur exposition est à beaucoup d'égards plus près de
la vérité que celle de leurs successeurs ".
( Marx, " Le Capital ", Livre I, Volume III, Chapître XXIV,
2 ).
En somme, dans la crise et les difficultés actuelles, au-delà
d'Adam Smith, si l'on en croit Silvio Gesell, c'est jusqu'aux physiocrates
qu'il faudrait remonter, car ces derniers avaient l'idée d'un équilibre
à rétablir chaque année entre ce qui est produit ici
et consommé ailleurs.
Les " zig-zags " du Tableau économique de Quesnay montrant,
en quelque sorte abstraction faite des phénomènes mercantiles,
comment les différents secteurs de l'économie doivent être
harmonisés les uns par rapport aux autres. En termes marxistes, on
dirait que les physiocrates s'approchaient de l'idée d'une production
équilibrée du point de vue des divers
" flux " entrecroisés de valeurs d'usage, bref, d'une production
libérée du carcan du " tout pour l'argent " et des
processus de régulation imposés par la forme argent à
la production.
Abordons les choses autrement encore. Marx a montré comment le capitaliste
est un arrière-neveu du thésauriseur, de l'avare. La forme de
" trésor " précède la forme de
" capital " comme le montrent nos schémas de la Partie "
Exposé ". La thésaurisation est étudiée au
Chapître III, 3, 1 de la première Section du Livre I du Capital.
Et la transformation de l'argent en capital est l'objet des Chapître
IV, V et VI de cette même première Section.
Si, du langage de Marx, nous passons à celui de Keynes, nous pourrons
dire que l'avare souffre d'une " préférence pour la liquidité
" de l'argent poussée jusqu'à l'obsession maladive. Mais
lorsque ce malade se transforme en capitaliste, contrairement aux enjolivements
d'Adam Smith ( et à sa suite de Hegel ), le bien-être universel
n'en résulte pas du tout automatiquement pour autant : selon Keynes,
l'Etat doit en quelque sorte " stimuler "
" l'incitation à investir " des uns et " la propension
à consommer " de tous pour que le plein emploi soit approché.
Disons que Silvio Gesell en taxant l'argent et en l'obligeant à rester
dans ses fonctions d'agent de circulation des marchandises, SAPE A LA BASE
LA TRES VIEILLE HABITUDE SOCIALE DE LA THESAURISATION, et donc il contribue
à empêcher l'argent de se transformer toujours et encore en capital.
C'est pourquoi Keynes disait que le futur s'inspirerait davantage des idées
de Gesell que de celles de Marx. Car Marx, comme historien, accepte le capitalisme
et lui donne une fonction historique, la " mission
historique " de créer les conditions de la société
suivante; tandis que Gesell veut tout simplement que l'argent ne soit plus
UN BUT mais seulement UN MOYEN. On revient à ce qu'Aristote appelait
LA FORME SAINE ET LA FORME MALSAINE DE LA CHREMATISTIQUE. Dans la forme saine,
l'argent reste un moyen et l'intérêt général est
préservé; dans la forme malsaine ( qui conduit au pouvoir des
riches, à la ploutocratie ), l'argent devient le but de l'échange,
et l'intérêt général est sacrifié au profit
de ceux qui accumulent cet argent.
Keynes a mis en évidence " la préférence pour
la liquidité ", la préférence pour l'argent sous
sa forme d'argent " liquide " ( c'est à dire capable de s'écouler
à volonté et très vite vers ailleurs ).
S. Gesell nous propose de changer des investissements affectifs très
anciens : préférons désormais, nous dit-il avec un brin
d'humour, l'argent " fondant " à l'argent " liquide
".
Si l'on dramatisait un peu, on pourrait dire que Gesell nous demande de surmonter
une bonne fois l'avarice et la thésaurisation, de cesser d'adorer "
le Veau d'or " et le dieu
" Mammon " ( Evangile de Mathieu, VI, 24; Evangile de Luc, XVI,
13 ). Celui qui adore l'Argent, nous dit-il, PARALYSE LA VIE ECONOMIQUE ET
SOCIALE et attaque la qualité des choses. La vie sociale reprend comme
miraculeusement dès que l'argent, parce qu'il est taxé, cesse
d'être aussi attractif, cesse d'inciter à la thésaurisation.
Si l'on parlait à la façon de Keynes, il faudrait dire que Silvio
Gesell nous appelle à développer dans la société
et la vie économique UNE MOTIVATION NOUVELLE : L'INCITATION PERMANENTE
A LA NON THESAURISATION en rendant cette thésaurisation non intéressante
du point de vue financier ( l'argent " fond " en valeur s'il est
gardé trop longtemps ).
On peut rappeler qu'à Worgl en 1932-1933, les gens avaient la possibilité
de payer leurs impôts à la ville en argent local. Ecoutons à
nouveau Claude Bourdet : " D'autre part, quand un habitant de Worgl,
vers la fin du mois, ne sait que faire d'une monnaie qui va subitement perdre
1 % de sa valeur ... il lui reste toujours la possibilité de payer
ses impôts. Cette dernière particularité a valu à
la commune non seulement le paiement intégral de tous les arriérés
de contributions qui traînaient depuis plusieurs années, mais
encore, chose inouie, le paiement d'impôts en avance ! "
A méditer par tous les ministres des finances ... Tout comme est à
méditer
cette remarque faite par Albert Einstein dans son livre, " Ma conception
du monde " :
" LA CREATION D'UN ARGENT QU'ON NE PEUT THESAURISER
CONDUIRA A LA FORMATION D'UNE FORME DE PROPRIETE DIFFERENTE
ET PLUS ESSENTIELLE ".
Nous avons vu déjà que parmi les mouvements profonds décelables
dans le réel, il y avait les processus de constitution progressive,
à beaucoup de points de vue, d'une réalité planétaire
unifiée. Par ailleurs, si quelque chose comme l'Etat Providence façon
Keynes devait retrouver une actualité, ce ne pourrait être que
dans le cadre d'une très hypothétique
" République morale universelle " ( ou d'une Monarchie constitutionnelle
universelle, puisque, comme disait Aristote, peu importe la quantité
de gens qui exercent le pouvoir, l'important est qu'ils l'exercent DANS L'INTERÊT
GENERAL ); seul en effet un pouvoir politique planétaire oeuvrant véritablement
dans le sens de l'intérêt général serait en mesure
( vu le rapport ACTUEL des forces ) d'imposer des restrictions effectives
aux marchés financiers mondiaux.
Cette unification est actuellement difficile à envisager, même
mentalement, ne serait-ce que parce que les degrés de ritualisation
de la pulsion agressive sont très différents d'une région
du globe à l'autre.
Mais admettons que nous en soyons là; un conseil pourrait dès
à présent être donné aux organisateurs de ce futur
: s'il doit y avoir un jour une monnaie mondiale,
IL FAUDRA ABSOLUMENT QU'ELLE NE PUISSE ÊTRE THESAURISEE,
que la thésaurisation en soit financièrement pénalisée
par taxation de la monnaie non dépensée au bout d'un certain
temps. Ainsi l'argent redescendra-t-il enfin de son piédestal
et pourra-t-il redevenir un simple moyen pour faciliter les échanges
dans la vie sociale.
Nous avons vu qu' " UN ARGENT FAIBLE " dévalué automatiquement
de 12 % par an
( 1 % par mois ) avait suffi à réinjecter en moins d'un an le
mouvement économique
et la prospérité dans une petite communauté urbaine en
1932-1933 dans le Tyrol autrichien.
Sautons à présent exactement un demi-siècle; et nous
allons voir l'idée de " monnaie locale " ressurgir en 1983,
sous une forme un peu différente, à Courtenay, au Canada, dans
la " Comox Valley " ( presqu'île de Vancouver ). L'animateur
se nomme Michael Linton.
Il sait que " beaucoup de systèmes " ( de monnaie locale
) " ont été utilisés avec succès
en Autriche avant la seconde guerre mondiale ".
En cinquante ans, parlons encore, pour cette fois, en termes marxistes, le
degré de socialisation des forces productives a été considérablement
accru, et un réseau d'ordinateurs reliés entre eux commence
à prendre forme. Ce processus a démarré, bien plus tôt
qu'en France, aux Etats-Unis, au Canada et dans les pays Anglo-saxons.
LA DEMATERIALISATION DE LA MONNAIE ( apparition de " la monnaie électronique
" ) est devenue un fait social très important. Comme le dit Christian
de Boissieu : " Sans aucun doute, la monnaie électronique facilite
la décentralisation des échanges et des règlements. Chacun
peut se transformer en petite banque chez soi. Il y a donc une tendance inéluctable
à la décentralisation, qui amènerait à penser
que l'on pourrait aller vers un système d'organisation en " réseaux
", c'est à dire sans centre et sans véritable centralisation
de l'information " ( intervention au Forum du Mans : " Comment penser
l'argent ? ",
textes publiés par " Le Monde Editions ", 1992 ).
Au sein d'un réseau LOCAL de personnes reliées entre elles,
une comptabilité des échanges, des services rendus aux uns et
aux autres, peut alors être établie très aisément
sur ordinateur et consultée par chacun des membres du réseau.
Pas besoin donc d'une
" bureaucratie " pour contrôler des informations qui sont
accessibles pour tous à tout moment, en temps réel.
Au départ, des personnes très qualifiées se retrouvent
au chômage. Situation hélas devenue très ordinaire. Mais,
autour de Michael Linton, ces gens très qualifiés décident
que leur vie sociale n'a pas besoin de la monnaie officielle pour continuer.
L'argent fait défaut. Mais il n'est rien d'autre, dit Michael Linton,
que DE L'INFORMATION SUR LES ECHANGES pratiqués AU SEIN D'UNE COMMUNAUTE.
Si des personnes instituent entre elles un réseau de services mutuels,
et qu'elles comptabilisent ces services rendus, ELLES CREENT tout simplement
UNE MONNAIE LOCALE.
Et LA NATURE un peu énigmatique DE L'ARGENT se révèle
bien mieux lorsque l'on participe concrètement à l'un de ces
réseaux : de l'argent local est émis par une personne qui a
reçu un service d'un membre de la communauté. Cet argent local
donne droit à un service de même valeur qui pourra être
offert par n'importe quel autre membre DU RESEAU.
L'argent local est donc en fait comme la matérialisation d'UNE PROMESSE
: celui qui a donné pourra recevoir dans la même mesure, de la
part de n'importe lequel des membres du réseau. La communauté
PROMET d'honorer en retour " la créance " obtenue en échange
du service rendu. ( Il ne s'agit donc PAS ici de troc ENTRE UN INDIVIDU ET
UN AUTRE,
ce qui est une forme d'échanges beaucoup trop limitée ).
Celui qui participe beaucoup au réseau d'échanges N'ACCUMULE
PAS : l'idéal est au contraire UN GRAND NOMBRE D'ECHANGES ET UNE BALANCE
ZERO : untel a beaucoup donné, il a beaucoup reçu en échange,
et les deux " colonnes " du " donné " et du
" reçu " s'annulent. Un simple regard sur " la balance
" du nombre de services donnés et de services rendus montre le
degré de participation de l'individu au réseau; on pourrait
dire
son degré d'INVESTISSEMENT AFFECTIF ET SOCIAL.
Il y aura aussi celui qui, pour l'instant, ne parvient pas à DONNER
assez et celui qui, pour l'instant, ne parvient pas à RECEVOIR assez.
Et une souplesse dans le réseau pour que, progressivement, l'équilibre
des échanges puisse être atteint par eux aussi.
Comment est évaluée LA VALEUR des services rendus ? Il y a
ici deux politiques ou deux philosophies assez différentes.
Michael Linton, dans un effort de simplification et de facilitation d'usage,
propose que les réseaux utilisent partout comme mesure pratique la
monnaie en cours, naturellement restreinte à un usage purement local.
Par exemple, on émettra des " Dollars canadiens
DE LA COMOX VALLEY ", et l'on obtiendra, comme jadis à Worgl,
QUE LES COMMERCANTS, ARTISANS ET PAYSANS ACCEPTENT CETTE MONNAIE LOCALE.
Du coup, comme autrefois au Tyrol autrichien, UN DEVELOPPEMENT LOCAL SE PRODUIT.
C'est l'idée des " LET'S ", d'après les initiales
de " LOCAL EXCHANGE TRADING SYSTEM ".
Si un chômeur, par exemple, participe à ce réseau, d'abord,
il peut obtenir par ses propres efforts de quoi manger à sa faim; car
tout ce qu'il sait rendre comme services lui donne droit à DES BIENS
ET DES SERVICES de la part des autres membres du réseau.
On voit que le développement de ces réseaux d'échange
irait avec UN NET RECUL, souhaitable à de multiples points de vue,
DE L'ASSISTANAT.
Et s'il y a, peu à peu, moins de personnes que l'Etat devra assister,
parce qu'un certain nombre de gens jadis assistés se seront pris en
charge eux-mêmes et auront retrouvé une vie sociale dans ces
réseaux où les services qu'ils peuvent rendre SONT RECONNUS
et leurs donnent des droits, la porte sera alors ouverte pour UNE REDUCTION
DES IMPÔTS pour tous, une réduction qui, cette fois, ne sera
plus une simple promesse électorale.
Au cours de ces échanges au sein d'un réseau, un chômeur
peut également acquérir DES CONNAISSANCES ( les réseaux
d'échange de biens et de services peuvent aussi être
des réseaux d'ECHANGES DE SAVOIRS ) et donc il pourra éventuellement
passer à nouveau plus tard des " dollars de la Comox Valley "
à des dollars canadiens " officiels "
s'il retrouve un emploi dans une entreprise extérieure au " LET'S
". L'utilisation du même nom que le nom officiel pour la monnaie
des LET'S permet donc, pour Michael Linton, une réinsertion éventuelle
plus facile, ultérieurement, dans le monde du travail " ordinaire
".
Avec ces principes, les " LET'S " ont connu un succès assez remarquable : en 1987, il y avait déjà 70 LET'S en Nouvelle-Zélande et presque 200 en Australie. En Grande-Bretagne, il y avait seulement 7 LET'S en 1991, et déjà 150 à la fin de 1993. En 1995, 20.000 personnes étaient ainsi reliées les unes aux autres dans les réseaux britanniques d'échange de biens, de services et de connaissances à partir d'une monnaie purement locale.
L'informatisation croissante permet aussi des échanges de services
d'entreprise à entreprise sans passer par un échange monétaire.
Ecoutons à nouveau Christian de Boissieu évoquer des possibilités
de ce genre, simplement à partir des technologies nouvelles : "
Car, grâce à la monnaie électronique et à ce qu'il
est convenu d'appeler l'Echange de Données Informatisées ( E.D.I.
), les entreprises vont pouvoir effectuer de plus en plus d'opérations
sans avoir besoin de recourir au système bancaire. Il y a là
un gisement d'opérations de compensation ( netting ) entre les entreprises.
Les banques sont donc exposées à une sorte de désintermédiation
généralisée d'ordre technologique, c'est à dire
un risque de court-circuitage des réseaux bancaires grâce aux
moyens électroniques qui permettent à des entreprises, ou à
des entreprises et des particuliers, de s'organiser entre eux sans avoir besoin
de s'adosser au système bancaire " ( Intervention de Christian
de Boissieu, dans " Comment penser l'argent ? ", Editions du Monde,
page 254 ).
Ce texte est très intéressant car, à partir de préoccupations
étrangères au développement des réseaux d'échange
sans argent, il en fonde en quelque sorte la possibilité technologique,
indiquant en même temps des futurs probables lourds de conséquences
du côté des échanges démonétarisés
d'une entreprise à une autre, ou bien d'entreprises organisées
elles-mêmes en réseaux d'échange de biens, de services
et de savoirs. Si deux entreprises, dans leurs échanges, peuvent faire
l'économie de tous les frais occasionnés par le recours aux
services bancaires, elles le feront, elles échangeront entre elles,
en se passant et des banques et de l'argent. En un sens, et cette fois, comme
Marx l'avait pensé, la technologie la plus développée
finit donc par laisser de côté le système marchand et
financier pour en venir à des échanges de valeurs d'usage sans
qu'on ait désormais besoin de passer par l'argent pour que ces échanges
aient lieu. Des possibilités de transformations considérables
de l'économie et de la société sont donc présentes
ici.
En France, le mouvement des Systèmes d'Echange Locaux ( S.E.L. )
débute seulement en octobre 1994 dans l'Ariège. La croissance
en est extrêmement rapide puisqu'en 1996, deux ans plus tard, il y avait
déjà plus de cent vingt réseaux établis un peu
partout en France.
Certains de ces réseaux utilisent le système anglo-saxon, avec
" le Franc local " comme unité de compte.
D'autres réseaux vont utiliser des unités de compte purement
locales et arbitraires, voire fantaisistes : le grain de sel en est l'exemple,
le mot " SEL " jouant bien sûr sur plusieurs registres de
sens. Dans ces réseaux, se retrouvent parfois certains militants des
communautés d'après Mai 68, mais, pour presque tous, dans un
esprit désormais étranger
à " la lutte des classes ".
La " mesure " des valeurs est ici simplement le temps, avec cette
idée qu'un homme en vaut absolument un autre; et en conséquence,
dans les réseaux de ce type, une heure de service rendu par un avocat
vaudra une heure de service rendu par un plombier, une heure de cours d'Anglais
à un adolescent ou une heure de garde des enfants.
Mais partout est expérimentée avec joie cette vérité
simple que l'argent n'est que
la mesure et l'expression du volume des échanges sociaux et que la
vraie richesse, en conséquence, est l'étendue des aptitudes
et la multiplicité des échanges effectués à partir
de ces aptitudes et de leur développement.
Aux Etats-Unis, Ralph Nader fait campagne pour ce que l'on nomme là-bas
" les dollars temps " ( " Time dollars " ), ces "
dollars " étant gagnés EN AIDANT LES AUTRES.
Dans certaines cités, les municipalités encouragent les habitants
à se rendre service les uns aux autres et UN MOIS DE LOYER peut être
payé ainsi en argent local, gagné à partir d'un certain
nombre de services rendus.
Dans l'Etat de New York, la Banque d'Ithaca a permis des échanges d'un
montant de 500.000 dollars, tout cet argent étant resté dans
la communauté urbaine : les gens peuvent payer en argent local LE CINEMA,
LE PLOMBIER, LEUR LOYER, LE DENTISTE, L'ELECTRICIEN, LE REPARATEUR DE VELOS,
LA GARDE DES ENFANTS, L'EPICIER,
LE VENDEUR DE BOIS DE CHAUFFAGE etc...
Encore relativement inaperçue, une révolution tranquille est
en marche.